Plus qu’un simple divertissement
Nombreuses formes de danses ont vu le jour à Java (Serimpi, Bedoyo, Wayang Golek, Gombang…), et en particulier dans les régions de Jogjakarta et de Solo; où la culture de cour a connu le plus grand développement. Plus qu’un simple divertissement, les danses de cour, ainsi que le théâtre dansé (ballet de Ramayana), constituent en vérité une école des “bonnes manières” et un moyen de socialisation particulièrement recherché et reconnu au sein de l’aristocratie javanaise et des classes supérieures indonésiennes en général. Les mouvements élaborés des mains, les gracieux balancements du coup et de la tête, démontrent l’importance des “attitudes” et la grande attention accordée aux détails dans cette partie très raffinée du monde… N’oubliez pas, voyageurs, qu’on vous regarde vous aussi ainsi, comme on regarde des danseurs! Vos menus gestes, rictus, doigts qui pianotent et autres, en disent plus sur vous que vos paroles… Les Indonésiens ont d’ailleurs tendance à ne pas trop croire à ce qui est dit (de quelque bouche que ce soit) et préfèrent se fier à leurs impressions…
Des différences notables entre danses javanaises et balinaises
Les Javanais; et dans une moindre mesure les Balinais, attachent une immense importance au contrôle des émotions, à la différenciation sociale par l’attitude, et à l’évitement des conflits ouverts. C’est pourquoi dans l’exécution des danses javanaises l’expression du visage doit être plaisante et calme, et les mouvements doux, contrôlés, jamais vifs ou saccadés. C’est moins vrai à Bali, où les orchestres de gamelan jouent parfois sur des rythmes délibérément frénétiques (et bonnement “endiablés” comparés à ceux du centre de Java): les mouvements des danseurs peuvent être très rapides sur certaines séquences, comme débridés par une forme de transe, et le visage tendu vers une expressivité, de la douce soumission à la plus vive colère, des plus prononcées. Le regard, d’habitude fuyant à Java, “introverti”, devient souvent “pénétrant” à Bali, envoûtant, ensorcellant.
C’est comme si à Bali la danse de cour, aussi raffinée qu’elle puisse être, laissait la part belle aux forces émanant de la terre, à des penchants plus “primitifs”, créant ainsi un fascinant contraste avec l’élévation spirituelle caractérisant leur quotidienneté. Les danses de cour balinaises ont ainsi tendance à exciter, au sens très large du terme, l’audience, tandis qu’à Java elles invitent à la rêvasserie…
Rêver les yeux ouverts, s’envoler dans son monde intérieur où bouillonnent des désirs, espérances, fantasmes par centaines, définissent bien la javanéité (le “kejawen”). L’épanouissement de l’individu à Java se construit au niveau du for intérieur (“kebatinan”), la seule dimension où l’on est vraiment “libre” d’être qui l’on voudrait être… De faire ce que l’on voudrait faire… La “retenue” javanaise est compensée par une imagination débordante, où le réel est constamment perturbé par l’irruption de “l’invisible”. Le mystère devient, dans ce cadre, évocateur comme l’est le galbe d’une sein sous une tunique transparente, que la main ne peut approcher… Cette tension psychique est à Java considérée comme une véritable “délicatesse” mentale, une jouissance d’intensité maximale… Tout cette digression pour vous introduire à la danse sacrée Bedoyo, qui rassemble neuf danseuses incarnant le pouvoir royal de Kanjeng Ratu Kidul, la Reine des Mers du Sud, une danse particulièrement lente trempée de mysticisme… Sa forme la plus élévée, le Bedoyo Ketawang, est représentée annuellement à la cour de Solo et il est dit que Kanjeng Ratu Kidul en personne, tout en étant un “pur esprit”, apparaît, mêlée au neuf danseuses, dans une robe transparente, et qu’elle suit le Sunan dans sa chambre après la danse…
Des danses très sensuelles à Java
Il n’y a pas lieu alors de s’étonner qu’à Java les danses populaires soient très sensuelles (prenant exemple sur les moeurs de leurs souverains) et parfois reliées à la prostitution. C’était le cas par le passé pour les danses traditionnelles (Golek et Gombyong) exécutées tout en chantant par des jeunes femmes allant de village en village et déployant leur art et leur charme au clair de lune… Comme ça l’est aujourd’hui pour la danse “dangdut”, au succès ravageur, et faisant des “chanteuses-danseuses” de véritables objets de culte érotique (une recherche sur YouTube avec le mot clé “sexy dangdut” s’avère “décoiffante”). Bali est au final, aujourd’hui, beaucoup plus prude, et la seule danse traditionnelle osée, le “joged”, limitée à des gestes suggestifs, mais sans rien montrer, ce qui n’est pas le cas du “dangdut” c’est le moins que l’on puisse dire…
Bali, des danses de cour et sacrées toujours présentes
Alors qu’à Java les danses de cour et sacrées sont dépassées par le phénomène “dangdut”, et victimes du rejet de tout ce qui rappelle la féodalité passée, à Bali elles n’ont jamais été autant pratiquées. Non pas à cause du tourisme (même s’il soutient l’art formidablement c’est un fait), ni bien entendu à cause de la vie aristocratique (réduite aujourd’hui à la survivance) mais parce la plupart des cérémonies religieuses hindouistes leur accordent une place prépondérante, qu’elles soient familiales (rites de passage) ou communautaires (anniversaires de temple…) et que celles-ci se déroulent par centaines de milliers chaque année dans l’île des Dieux…
Il est remarquable que malgré toutes les inquiétudes s’abattant sur la dangereuse influence occidentale, Bali est actuellement plus fidèle à elle-même que ne l’est Java, pourtant supposée repliée sur elle-même, et en tout cas plus “fermée”.
Un mystère disparu
Ce qui est en revanche en train de mourir sur les deux îles de la même façon c’est le théâtre dansé, aux histoires tirées du Ramayana, connues de tous les Indonésiens, sans suspens aucun, et dont l’intérêt, qui était l’observation des détails comme décrite au début de cet article, est dramatiquement miné, joué qu’il est maintenant sur de grandes scènes (à Prambanan ou lors du festival des arts traditionnels de Denpasar) où les danseurs ont la taille d’une fourmi, et dénaturé par les lumières électriques, marques d’une modernité cultivant peu le goût du mystère.